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Alain Passard 1 ©Douglas McWall

Chef triplement étoilé de l’Arpège, élégant restaurant situé à deux pas du Musée Rodin à Paris, Alain Passard est incontestablement un chef atypique. Un véritable artiste en tout cas qui, à la façon d’un sculpteur de saveurs, est parvenu à donner aux légumes la place qu’ils n’avaient jamais eu avant lui dans la haute gastronomie française. Une interview réalisée pour Le Monde de l’épicerie fine.

 

LMEF – Que vous inspire l’épicerie fine ?

ALAIN PASSARD – A votre avis ? On est place Vendôme, chez un joaillier. On est dans les formes, les parfums, les couleurs, les transparences, les brillances… Quand je rentre dans une épicerie fine c’est pour moi une ivresse gourmande. Et pour nous, les chefs, c’est un partenaire de vie, un compagnon de route.

LMEF- A titre personnel, trouvez-vous encore le temps de pousser la porte de ce type de commerce ?

ALAIN PASSARD- Bien-sûr et très régulièrement. Je suis toujours très intéressé de découvrir la saveur d’un vadouvan, d’un quatre épices… Cela m’inspire pour mes recettes, comme d’ailleurs tous les lieux dédiés à l’alimentation de qualité en fait ; qu’il s’agisse d’une cave à vin, d’une pâtisserie, d’une boulangerie ou d’une charcuterie : tout est une source d’inspiration.

LMEF – Avez-vous déjà travaillé à la fabrication d’un produit d’épicerie fine ?

ALAIN PASSARD – Non. On m’a proposé ce genre de chose, mais je ne fais pas ça. Je ne peux pas signer quelque chose que je ne fais pas moi-même. Je suis sans doute un peu tributaire de mon image de grand chef avec son jardin potager et son vergé qui va chercher ses légumes et ses fruits tous les matins. Proposer un produit que je n’aurais fabriqué moi-même me semble très délicat, les gens ne comprendraient pas. Sincèrement, quand on a trois étoiles je crois qu’il faut être très vigilant. D’autres le font, très bien sans doute, mais ce n’est pas mon choix de vie.

LMEF – Vous parlez de légumes. On en trouve très rarement en épicerie fine en dehors des légumes secs. En connaissez-vous qui seraient à redécouvrir ?

ALAIN PASSARD- Pas vraiment… On reste sur les grands classiques comme le pois chiche, la lentille, le coco de Paimpol et tous les haricots… Après, il y a les céréales comme le quinoa que j’aime bien mais c’est autre chose.

LMEF – Pensez-vous que les épiciers fins pourraient vendre des légumes frais et rares ?

ALAIN PASSARD- Sincèrement, cela me semble difficile. A moins d’avoir son propre jardin ! Si je vous disais que j’aimerais bien trouver de l’angélique fraîche, de la livèche, de l’ail des ours, de l’origan, du poivre d’eau, du pourpier, de l’amarante, ou de l’achillée millefeuille, vous me prendriez pour un fou. Et franchement, cela me parait presque une mission impossible. Cela dit, quand on a la chance d’avoir ça dans son jardin ça change tout.

LMEF – Comment expliquez-vous l’attrait de l’épicerie fine ?

ALAIN PASSARD – C’est dans l’air du temps. La gastronomie est partout dans les médias et quand on va chez des amis on constate souvent que la pièce la plus couteuse, c’est la cuisine. Les gens vont négliger la salle de bain, la chambre, pour s’équiper du meilleur fourneau et d’une cuisine ultra-performante. C’est une vraie évolution et la cuisine a pris une place incroyable dans la vie. Nombreux sont ceux qui suivent les recettes des grands chefs à la lettre et qui, pour y parvenir, ont fait de leurs cuisines de véritables épiceries. Je suis toujours surpris de voir le nombre de poivres, de  safrans ou de vinaigres que les gens peuvent avoir à portée de mains : c’est fou ! Certains ont jusqu’à 25 sortes de moutardes… En fait, je crois qu’il y a une recherche de la perfection. Les recettes des chefs qui font appel à tous ces éléments y sont pour beaucoup.

LMEF- Vos clients vous posent-t-ils des questions sur l’origine des produits ?

ALAIN PASSARD- Oui. Mais nous faisons circuler des paniers dans tout le restaurant, même pour les poissons. C’est un tout. Il faut que les clients puissent voir les produits à l’état brut… Et qu’ils puissent voir le chef.

L'Arpège "Maison de Cuisine" 84 rue de Varenne Paris 7

L’Arpège
« Maison de Cuisine »
84 rue de Varenne
Paris 7

LMEF – On dit parfois que l’épicerie fine surfe sur la nostalgie, les souvenirs d’enfance… La nostalgie touche-t-elle aussi l’univers de la grande restauration ?

ALAIN PASSARD – Certainement. On a tellement réduit la notion de service. Autrefois vous aviez un vrai service en salle : on flambait le rognon devant le client, on découpait la volaille, on préparait une omelette norvégienne, on battait un sabayon… Je l’ai fait au début et ça ne manquait pas d’allure.

 

LMEF – Comment vous définissez-vous comme cuisiner ?

ALAIN PASSARD – Je ne me suis jamais posé ce genre de question mais je ne me suis jamais senti autant cuisinier : chaque jour est le premier jour et c’est merveilleux.

LMEF – Curieusement, vous êtes un des rares trois étoiles à ne pas avoir dupliqué votre savoir-faire à l’étranger…

ALAIN PASSARD – C’est vrai, je préfère rester chez moi. Je pars de temps en temps faire un dîner à l’étranger mais c’est de plus en plus rare. Ma maison me manque dès que je n’y suis pas. Comprenez-moi, c’est une maison chez moi, ce n’est pas qu’un restaurant et ce n’est pas exportable. En tout cas pas dans l’esprit de ma cuisine qui est quelque chose d’artistique. Je suis dans la dynamique d’un vieux peintre ou d’un vieux musicien. Et je pense qu’il n’y a rien sans le travail. Si je ne suis pas 7 ou 8 heures par jour devant mes fourneaux, je ne peux pas avoir une main qui devient de plus en plus belle… Le fond de l’assiette, le fond de la casserole : il n’y a que ça qui compte : trouver de nouvelles recettes, les peaufiner, travailler la main encore et toujours.

LMEF – Le puriste que vous êtes a-t-il un conseil à donner aux épiciers fins ?

ALAIN PASSARD – Une seul : toujours gouter ce qu’il y a dans le pot. Toujours sentir et goûter : il n’y a que ça qui permette d’être sûr de proposer des produits de première qualité. Il faut aussi bien travailler les provenances, les origines, s’assurer qu’il y a un savoir-faire derrière chaque chose. On ne peut pas vendre un poivre ou un curry sans qu’il y ait une histoire derrière, des hommes et  des femmes : il faut pouvoir en parler. Il faut que tous les produits présents dans une épicerie fine aient un passeport.

LMEF – Attachez-vous de l’importance à l’esthétique des produits ?

ALAIN PASSARD – Oui, c’est important aussi. Avec une préférence pour tout ce qui est sobre et chic à la fois.

Propos recueillis par Bruno Lecoq

www.alain-passard.com

 

 

 

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