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La violence en cuisine semble être devenu un sujet porteur dans les rédactions en quête de titres chocs et de reportages à sensation. France 2 nous en a encore donné la preuve en diffusant début septembre un « Complément d’enquête » sur le thème, avec journaliste infiltrée et caméra cachée. La charge visait principalement Yannick Alléno, accusé d’avoir employé des méthodes musclées pour faire le ménage au sein de sa brigade, plus exactement pour avoir poussé vers la sortie quelques membres de l’ancienne équipe du Pavillon Ledoyen dont il a repris les commandes en juillet 2014. Du très moche, apriori. De part et d’autre –employeur, employés- des plaintes ont été déposées et la justice nous dira prochainement ce qu’il faut en penser. N’anticipons pas. D’autant qu’elle a d’ores et déjà tranché en faveur de Joël Robuchon, soulagé lorsque la Cour d’appel de Bordeaux a annoncé le classement sans suite de la plainte pour harcèlement déposée à son encontre par un commis qui avait officié deux jours dans les cuisines de la Grande Maison.

Plainte, qui chacun s’en souvient, avait été à l’origine d’une nouvelle vague d’articles sur ce thème, nous décrivant à chaque fois l’enfer que subissent les employés des grandes brigades, sur fond d’insultes, d’humiliations, de coups, de pression infernale, d’horaires inhumains et même de drogue. On imagine le préjudice ressenti par le chef multi-étoilé qui ne va pas en rester là : il porte plainte pour diffamation, contre le plaignant mais aussi contre un quotidien Suisse qui a poussé le bouchon un peu plus loin que les autres. Sans nier qu’ici où là quelques dérives inadmissibles méritent d’être sanctionnées, tout ce battage me laisse perplexe. Parce qu’on mélange tout. Le coup porté par un abruti qui reste l’exception n’est pas l’exclusivité des cuisines, loin s’en faut. Et la pression en tant que telle, avec la perception que chacun, au sein d’une brigade, peut en avoir. Dans ces affaires, je trouve que l’on cède à la caricature un peu trop facilement en accusant bêtement l’ensemble d’une profession de brutalité compulsive, sans se soucier des conséquences et de la violence de l’attaque. J’y vois, si ce n’est de la mauvaise foi, une forme de naïveté qui reflète bien notre époque. La pression est inhérente au service en cuisine et c’est bien naturel quand on sait l’effort que cela représente, aussi bien physiquement que mentalement. On parle bien d’équipes réunies apriori pour tendre vers la perfection où l’idée qu’elles s’en font. On parle bien de chefs d’équipe et de management. Alors, que des mots rudes fusent parfois à l’encontre d’un collaborateur perçu comme étant, à un instant précis ou plus globalement, un maillon faible n’a rien de bien surprenant. Sa défaillance porte préjudice à l’ensemble de la chaîne, et, in fine, au client. La remontrance, même si elle n’est pas formulée avec le tact espéré, est nécessaire et utile à toute progression. Et je crois sincèrement que c’est la notion même de remontrance, perçue trop souvent à tort comme une brimade ou une humiliation, qui ne passe plus. Les « enfants rois », étalons de notre éducation contemporaine, ignorent tout de la modestie. Ce qui surprend plutôt, c’est que cela puisse choquer, faire scandale. D’autant que le burn out touchant désormais tous les corps de métier où la notion de performance et d’objectif à atteindre s’impose. C’est forcément vrai dans un corps de ballet où le jeune quadrille au saut de chat poussif va se faire remonter le collant par le chorégraphe à l’issu d’une représentation. C’est vrai aussi dans n’importe quelle équipe de sport à l’heure de la compétition. Je n’ai qu’une vague idée de la façon dont un entraîneur d’une équipe dominée peut s’adresser à ses footballeurs dans les vestiaires à l’heure de la mi-temps, mais je me doute bien que le langage  n’est pas forcément fleuri et que ses paroles dépassent parfois sa pensée. On est dans l’action, dans l’urgence, il y a un match à gagner et je vois mal comment il pourrait en être autrement. En cuisine, à l’heure du service, le chef de partie qui n’est pas dans le tempo ou qui rate une sauce est un joueur qui rate sa passe. Avec les conséquences que l’on sait : service catastrophique pour l’ensemble d’une table, occasion manquée pour le joueur.

(extrait d’un texte publié dans Nous CHRD)

 

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