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Le nouveau numéro du magazine « Nous CHRD » vient d’être envoyé à ses abonnés. Vous retrouverez ci-après ma chronique publiée en dernière page dans la rubrique « Les pieds dans le plat ».

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Des moutons en cuisine ?

Je m’étais inquiété il y a quelques années de cette mode qui poussait les jeunes chefs à présenter de façon quasi systématique le poisson sous la forme d’un rectangle énigmatique, souvent rehaussé de petites billes de sauce ou condiment qui donnaient à leurs plats la forme d’une œuvre d’art abstrait. Je voyais là l’expression singulière de ce que j’appelais alors la « génération Findus » et je m’étonnais naïvement que ce travers esthétique ait pu contaminer des établissements très éloignés de la capitale, là où l’on a encore la fierté du beau produit ; là où les chefs ne sont pas obsédés par l’idée d’imprimer leur marque sur tout ce qu’ils touchent. La faute à qui ? Aux médias qui, en multipliant les émissions culinaires, suscitent autant de vocations de « grands chefs » qu’elles ont de téléspectateurs ? C’est possible. La faute aussi à Internet et à ces photos de plats frénétiquement partagées par les professionnels (pages Facebook) tout comme par leurs clients qui, quitte à manger froid, tiennent désormais leur fourchette d’une main tandis que de l’autre ils s’évertuent à immortaliser l’instant avec leur téléphone magique.

J’accepte volontiers l’idée de passer pour un dinosaure, mais reconnaissez que ces salles de restaurant transformées en salles de rédaction pour chroniqueurs amateurs ont quelque chose d’exaspérant. Mais le pire, me semble-t-il, avec toutes ces photos de recettes qui pullulent sur la toile, c’est qu’elles finissent par donner le ton d’une forme de stylisme culinaire généralisé. Je veux dire par là, qu’elles influencent tous ceux qui, en cherchant à s’inscrire dans la tendance, reproduisent tant bien que mal ici les postures acrobatiques d’un dos de cabillaud sur son socle de pommes de terre écrasées, là un millefeuille de foie gras où que sais-je encore. Avec, pour les moins doués, une accumulation de marqueurs qui font que du côté où on la regarde, l’assiette peut aussi bien évoquer les années 80 (tomates cerise, feuilles de salade, lamelles de citron) ou les années d’aujourd’hui avec -liste non exhaustive- son lot de petites fleurs, de petites feuilles, de gouttes et traits de couleurs et de chips triomphantes. Et je ne parle pas des réminiscences de la cuisine moléculaire. Je comprends que l’on ait envie de faire beau et sexy. Mais à condition de ne pas oublier l’essentiel et d’éviter les compositions narcissiques qui nous parlent plus du talent supposé de leur créateur que du produit qui nous fait envie. En évitant par conséquent tous les signaux inutiles, sans rapport avec la vraie nature de la recette, dont les saveurs sont beaucoup trop fugaces pour avoir un sens et dont la présence parasitaire brouille les pistes et lasse assez vite. Si j’avais un message à faire passer à celles et ceux qui chaque jour se donnent de la peine pour bien faire –ils sont nombreux- ce serait : restez vous-mêmes. Ne cuisinez pas sous influence et arrêtez de penser que plus il y a de « like » sur la page d’un chef, plus il y a de clients heureux dans la salle de son restaurant. Il n’y a rien de pire que les impressions de déjà-vu. Rien de plus déconcertant que l’effet de style. Les meilleurs d’entre vous sont ceux qui osent encore aimer le produit pour ce qu’il est.

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